La dernière : Inconnu à cette adresse

Baloji

*** Partie 1 : La Dernière ***

[Couplet 1]
C'est l'charme trouble du déjà vu
Une scène cent fois vécue, cent fois attendue
Parce que dans l'attente, on se projette
Et quand arrive le moment, on est trahi par ses propres gestes
Est-ce que l'on redoute le choc
Ou d'vivre avec l'onde
Maman n'est pas aussi belle
Que dans mes songes
Elle a des cernes noirs
Creusés par les larmes
Une calvitie comme seul et mauvais défrisant, entame
Des fossettes scarifiées qui feraient peur à sa petite-fille
Mais elles ont les mêmes yeux en amande
Qui vous mettent au défi
Cette saynète se joue
Sous une vieille paillotte
Elle sirote son sucré, moi j'ai du mal à déglutir les larmes
Qui me démangent la glotte
Paraît que bon sang n'sait mentir
Tantine marmonne, cachée derrière son menu
Maman acquiesce d'un petit geste continu
Elle me dit, "il est hors de question que l'on mange ici
Juste les entrées coûtent un kilo de riz"
Les yeux écarquillés
J'ai dit Tantine, "s'te plaît, choisis un plat
Moi j'prendrai rien, mais au moins, juste mangez pour moi
Et j'te donnerai les vingt dollars, à la fin du repas
Pour acheter le riz, le pondu et les tilapias"

[Couplet 2]
Elle fait des petites boules de neige avec le manioc
Qu'elle colorie, vert pondu, rouge, ocre
Et moi, plus j'la regarde et je m'sens bête
Avec ce disque sur les genoux que j'n'ose même pas lui remettre
Deux ans d'travail, engloutis par la gêne
Jetés dans le fossé des traditions européennes
J'suis juste là, à m'débattre
Dans une flaque d'eau douce
On n'parle pas de musique
Quand on a la mort aux trousses
Les petits crèvent de faim
Pour Noël ils veulent de la viande
On s'en fout de ton disque
On veut des choses qui se revendent
Une mère qui écrit à son fils
Après 9125 jours
C'est pas forcément un acte d'amour
Mais un appel au secours
Tu es mon fils aîné
Premier de la lignée
Nouveau coupable désigné
Dans l'ordre renversé, si si
Pas de pièce rapportée ici
On n'distingue pas les frères pur-sang et les demis
Depuis qu'les mariages sont des viols organisés par les familles

[Couplet 3]
C'est l'histoire d'une rencontre
Sous des néons capricieux
Des gestes hésitants
Des mots qui piquent aux yeux
Elle me dit qu'je suis juste le sosie de mon père
Qu'elle a l'impression de revenir trente ans en arrière
Dans ces discussions, tout se dit dans l'infection des mots
Leur rythme saccadé
L'articulation qui s'époumone en écho
Au bout d'chaque phrase, Maman dit
Au nom d'Jésus
Comme pour s'donner le temps d'ordonner sa pensée décousue
Tous les pasteurs du quartier
Parlent dans leurs prêches
D'la Maman dont l'enfant n'est jamais sorti de la crèche
Disparu en Europe
En bord de Meuse
Là où les cigognes sont des mères porteuses
Loi et traditions
Sont du côté des hommes parvenus
Pas des femmes entretenues
De petite vertu
Avant d'aller au lit
On m'mettait du piment sur le pouce
Des Pampers jusqu'à mes sept ans
Car il paraît qu'entre les housses
Je réécrivais chaque nuit
Notre chanson faussement douce
Maman tu m'as laissé enfant
Je suis revenu Bisounours
Dans le cycle du rejet
Sentiment incertain
Dans le cycle du rejet
Ma rancœur est sans fin
Je suis l'enfant parti avec l'eau du bain

*** Partie 2 : Inconnu à cette adresse ***

Un, deux, trois

[Couplet 1]
J'ai décidé de risquer ma voix
J'ai refusé l'aigreur drapée d'amertume
L'héritage de ma fille sera ma gloire posthume
Avec combien d'illusions ai-je pu naître
Pour me permettre d'en perdre une à chaque jour
On me dit qu'il faut qu'j'arrête
Que j'cours à ma perte
T'as eu tes seize mesures de gloire
Passe ton tour
T'as brûlé soixante-mille euros
Dans l'amour de l'art
Et c'matin, t'as même plus de quoi remplir le réservoir
Les préventes du concert sont faméliques
Report de la tournée par un mail laconique
On me conseille d'acheter des clics
D'acheter des views
Mon public est confidentiel
Il est happy few
Musique trop noire pour les Blancs
Trop blanche pour les Noirs
La voix est trop clivante, le timbre rédhibitoire
Flow linéaire, encéphalogramme plat
C'qu'on me reproche, je le cultive et j'en fais moi, mon mantra
La revanche, c'est se rembourser soi-même
Tandis qu'la vengeance, c'est vouloir faire payer les autres
J'clos l'débat intérieur
En me mentant à moi-même
À mon retour de Goma
Lettre de radiation de l'ONEM
Pour finir entre deux rayons
Entre deux shifts
Ceinture d'alu dans le Liège-Maastricht
De sept heures vingt-huit
Il court la gloire, je cours le risque
La suite d'Hôtel Impala sera mon dernier disque
J'réponds plus aux recommandés ni aux algorithmes
Allégorie du damné, les huissiers m'ont rendu mon hymne
Car si la vie est courte
Elle ne sera pas petite
Au bord de la faillite comme au pied d'la réussite
Là où ils entendent le tic-tac de l'horloge, la cocotte-minute

Moi j'entends le snare qui percute, qui bute et ça fait

[Couplet 2]
Retour à l'expéditrice
Car même la date de naissance est factice
Douze septembre, sept-huit, sept-neuf, quatre-vingts
C'est pourquoi j'connais pas le dilemme cornélien
Parce que j'ai le champ du possible
Imaginaire à forfait illimité
Allégorie d'une enfance inachevée
J'suis taillé du bois dont les rêves sont faits
Trente ans imprimés sur la rétine
Elle vire noir délavé
Tant que rien n'est pardonné
Rien n'est résolu
C'est pourquoi mon cœur est le tombeau d'mes disparus
Syndrome d'Asperger
Dès les premiers symptômes
On apprend à mettre des mots sur les douleurs fantômes
Le corps absent que le cerveau continue d'irriguer
Mais les nerfs sont avides
Ils cherchent à combler l'absence
Dans mon cas c'est [?]
Tu rentres et tu changes la qualité d'l'air
Ta seule présence altère l'atmosphère
Y a les jours avec toi
Et il y a les jours impairs
J'ai rien à faire dans cette ville si c'n'est être ton père
Notre amour est la preuve que tout n'est pas héréditaire
T'es la seule réussite de ma vie
Le reste n'est que chimères
Paroles en l'air
J'suis un géant pour qu'tu puisses te mettre sur mon épaule
Et voir aussi loin que Biggie Smalls
De liedje van week est une catharsis salvatrice
Du kaolin sur nos cicatrices
Elle m'a demandé "t'as combien d'vies?"
J'ai pas osé répondre
J'ai arrêté d'compter à la seconde
Quand j'étais le gars d'couleur chez les Jésuites
Le pensionnaire, à chaque punition, copier une page du dictionnaire avec les "E" en vert
Au centre fermé, on m'appelait Serge
Monsieur Gianni pour le juge
Balo dans le rap belge
Suspect de type africain avant qu'l'alarme ne me perce le nombril
J'ai découvert que mon sang était noir, couleur bile
À vingt ans on cicatrise, à quarante on ampute
Eux, ils entendent le tic-tac de l'horloge, la cocotte-minute

[Outro]
Moi j'entends les snares qui butent, qui butent, qui butent, qui butent
Et ça fait

[Vocal beatbox: Didier Likeng]
Ta-ta (taca-taca)
Ta-ta (taca-taca)
Ta-ta (taca-taca)
Ta-ta (taca-taca) (ad-lib)

(On entend l'arbre qui tombe
Mais pas la forêt qui pousse)

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